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Entretien avec Raoul Ruiz, C’est ça la volonté de faire du cinéma
Positif (n°596) octobre 2010
par Adrien Gombeaud et Philippe Rouyer
Comment vous êtes-vous immergé dans la culture portugaise ?
"Je pratique le Portugal depuis trente ans. C’est toute une vie. Le Portugal, c’est comme le Chili... en mieux. Je ne sais pas si c’est la bonne formule, mais il y a une forme de mélancolie que nous partageons. On dit que les Chiliens sont dépressifs. Ils ont du mal à vivre leur dépression, tandis que les Portugais en rajoutent. La définition de la saudade, c’est « le souvenir de choses qui n’ont pas eu lieu », la « mélancolie des choses qui ne se sont pas passées ». Parlons un peu technique, le rythme du dialogue en portugais est différent du dialogue en français. Les mots flottent.
Il y a cet aspect, ce rythme de la langue portugaise dans Mystères de Lisbonne. Le portugais permet ce que j’aime beaucoup au cinéma : le silence. Moi, je parle sans cesse, mais j’ai remarqué qu’au Portugal les gens peuvent rester très longtemps silencieux. Dans le film, lorsque Da Silva sollicite un entretien avec la duchesse, il y a un silence de ce type. Ce n’est pas un très long silence. Mais une minute, c’est déjà beaucoup au cinéma. En France, on dit«unangepasse»;enEspagne,«un évêque est né » ; au Portugal, « un poète est mort ». Je suis content d’avoir pu placer un long silence dans un de mes films." Raoul Ruiz
Mystères et ministères
Cahiers du cinéma N°660 octobre 2010
Cyril Béghin
Le plus étonnant, dans Mystères de Lisbonne, est sans doute l’abandon de tout l’attirail des artifices, du merveilleux boiteux que Ruiz appelle lui-même volontiers son « mauvais goût ». Presque pas de distanciation parodique, ici : la curiosité et la fascination ne naissent pas du forçage des effets, des attractions à la Méliès, du bric-à-brac de cinéma que Daney, il y a long- temps, avait qualifié chez lui de « musée de la scénographie ». Les mystères sont moins criards, le magicien est plus discret et la scénographie a changé de dimension. Beauté classique des architectures et mise à distance de la rampe : les cadres, très larges, exploitent la géométrie répétitive des murs et des plafonds, des jardins et des cours, et laissent du vide entre corps et caméra. Les plans-séquences se composent avec précision, en très grande profondeur de champ ; de larges va-et-vient en travellings remplacent les champs-contrechamps en même temps qu’ils donnent l’impression toujours plus forte de balayer la surface de tableaux vivants.
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Le romantisme extravagant, Entretien avec Raoul Ruiz
Cahiers du cinéma N°660 octobre 2010
Cyril Béghin
Comment avez-vous travaillé à l’adaptation ?
"Je voulais que le film soit en portugais, un vieux désir. Je suis obsédé par l’idée de « montrer » le rythme de la conversation portugaise. Pour des raisons purement cinématographiques : parce que le portugais donne un poids différent aux dialogues. Le français a une sorte de précision, c’est une langue péremptoire. L’impressionnisme a été inventé en France, mais il n’y a rien de moins impressionniste que la langue française. Alors que le manque d’objectif dans les structures de dialogue n’est pas gênant en portugais, parler de manière erratique fait partie de la vie, du caractère des gens. Parfois on se tait lon- guement. Il y a un silence magnifique dans Belle toujours d’Oliveira : les deux personnages se rencontrent pour parler franchement ; ils dînent, et il n’y a pas un mot. Je crois que j’ai réussi, au moins une fois, dans Mystères de Lisbonne, lorsqu’on dit à Alberto de Magalhães que la duchesse de Cliton le cherche. Cela le plonge dans un tel silence que la personne qui lui a apporté la nouvelle s’en va.
Bref... Cette fois c’est bien tombé parce que la production, au départ, était majoritairement portugaise. L’adaptation a été écrite par Carlos Saboga. Je l’ai lue, j’ai rajouté deux scènes, c’est tout. Il a fait un très beau travail. J’aurais eu tendance à développer, lui a coupé les larmes, ce qui a rendu le film plus émouvant." Raoul Ruiz
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Mystères de Lisbonne de Raul Ruiz, un film éblouissant, merveilleusement romanesque
Olivia Leboyer
Sublime, le film témoigne de la puissance et de l’impuissance des mots, le cercle de la parole faisant naître un espoir sans cesse déçu et, néanmoins, inaltérable.
Axelle Ropert
D’un coup, et ce coup vous terrasse, Mystères de Lisbonne ne déploie plus seulement un art du récit, mais propulse un sujet dont la simplicité dépouille le baroque de ses détours : la destinée des orphelins. Dans le film, les chagrins sont toujours moins justes qu’on ne le croyait (les victimes le sont surtout d’elles- mêmes), et en même temps toujours plus profonds qu’on ne s’y attendait. Quoi d’autre que l’art finalement – qui serait défi et consolation lancés aux chagrins jamais résolus de l’enfance.
http://www.lemonde.fr/
Jean-François Rauger
Tout ce qui définirait ce complexe, sinon insaisissable concept qu'est la mise en scène au cinéma est ici au service de la perception d'un outre-monde secret et parallèle. Ruiz privilégie, en effet, les plans longs, les lents et sensuels mouvements d'appareil à la fonctionnalité parfois introuvable, se mariant avec des cadrages au cordeau, alors que sur la bande-son se déploie une langue d'une musicalité et d'une précision admirables.
Entretien avec Carlos Saboga
http://www.misteriosdelisboa.com/
Clap filmes
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Entretien avec Maria João Bastos
http://www.misteriosdelisboa.com/
Clap filmes
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Entretien avec Ricardo Pereira
http://www.misteriosdelisboa.com/
Clap filmes
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Le cinéaste Raul Ruiz fait du baroque en temps de crise
Ludovic Lamant
Vous êtes arrivé en 1973 à Paris. Quel regard portez-vous sur la France d'aujourd'hui ?L'attaque du gouvernement sur les Roms fait peur, à cause des résonances qu'elle charrie. C'est une bêtise dans laquelle les dirigeants entraînent tous les Français – même ceux qui sont contre, et radicalement contre cette politique, sont intégrés à cette image de la France.
Les périodes les plus noires de l'Histoire de l'Europe ont commencé comme cela. Par de petites remarques, avant que le conflit ne devienne plus aigu, jusqu'à l'extrême. C'est le fameux glissement vers l'extrême. Je suis en train de lire Wittgenstein contre Hitler, de l'universitaire australien Kimberley Cornish: il raconte ce dialogue de sourds entre les deux hommes, qui furent camarades de classe, et le niveau de délire de Hitler, dès sa jeunesse. Tout cela nous oblige à nous montrer constamment vigilants face à ce genre d'images. C'est à travers des images que se constitue la politique.
Je suis arrivé en France à un moment où la «politique du spectacle» (La société du spectacle - 1967, N.D.L.R) de Guy Debord se discutait d'un point de vue théorique. Aujourd'hui, nous en sommes arrivés à l'étape où ce concept est en train de se réaliser, sans qu'on ne le discute plus, ou pas trop. Tout ce que l'on a débattu il y a trente ans, ne se discute plus. Quand je suis arrivé en France, à l'âge de 32 ans, les débats entre cinéma, philosophie et littérature, étaient beaucoup plus intenses.
Aujourd'hui, la philosophie du cinéma est un métier. Ce n'est plus une pratique spontanée. Je me souviens d'un soir où je mangeais dans un restaurant chinois, près de République. Je vois débarquer Pascal Bonitzer accompagné de Roland Barthes. Bonitzer venait de voir L'Hypothèse du tableau volé, et m'a fait une série de commentaires, avant de repartir. Aujourd'hui, les cafés ne sont plus des lieux de rencontre. Au Chili ou en Argentine, c'est l'inverse: ce sont partout, et parfois trop, des lieux de rencontres.
J’attendais en fait ce genre de proposition depuis des années
Extrait de la Préface de Mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco Traduit du portugais par Carlos Saboga et Eva Bacelar
Raoul Ruiz
Quand Paulo Branco m’a proposé de réaliser les Mystères de Lisbonne, j’ai compris que j’attendais en fait ce genre de proposition depuis des années (depuis une éternité, diraient Vargas Vila et Nene Cascallar à l’unisson). Cette avalanche, cette cataracte d’avanies, de crimes et de désastres inattendus, ce fleuve d’amours douloureuses et d’espérances meurtries qui arrosait la vallée de larmes fertile que peuplaient les personnages de Camilo, je les connaissais depuis toujours.
Je me sentais la force de parcourir ce territoire, d’y naviguer avec la ferveur d’un volontaire sauvant les victimes d’une énième inondation en Inde. L’époque du drame moderne, où chaque personnage sait ce qu’il veut et pourquoi il le veut, n’est plus. Ce genre est devenu obsolète, hors d’usage, irréel. La logique des effets et des causes à tout prix propre au drame moderne a fait place aux turbulences paranoïaques du monde de la mondialisation. J. H. Lawson nous disait : une histoire commence là où quelqu’un désire quelque chose. Mais qui a le courage de vouloir quelque chose sans en appréhender les conséquences, nécessairement hasardeuses ?
Qui veut des guerres absurdes qui laissent le monde sans trêve ? Qui veut des désastres naturels que provoque le réchauffement de la planète (prévu par Camilo, au cas où vous ne le sauriez pas) ? Qui veut aimer ? Nous vivons, un point c’est tout, comme le dit la chanson de Los de Aragón : « Puisque nous sommes vivants, Il faut vivre. » Lorsque j’ai lu pour la première fois l’adaptation de Carlos Saboga, qui me parut excellente, je me suis laissé emporter par la narration et c’est tout. À la seconde lecture, mon attention s’est concentrée sur l’espèce de paix, de tranquillité qui enveloppait les douloureux événements que l’histoire suggérait et montrait. C’était comme parcourir un jardin.
Joris-Karl Huysmans évoque dans son roman La Cathédrale un jardin allégorique (mais réel) dans lequel chaque plante, chaque arbre, chaque fleur représente soit des valeurs morales, soit des péchés. C’est ainsi que j’ai imaginé le film qu’il voulait faire. Comme Le Jardin de fleurs curieuses d’Antonio de Torquemada, comme le jardin d’Éden que décrivit saint Brendan quand il revint de l’au-delà, comme le jardin de L’Enfer de Dante dans lequel chaque fleur, chaque plante est un suicidé châtié.
Linné, le père de la botanique, croyait que Dieu punissait chaque mauvaise action de châtiments dadaïstes : quelqu’un donne un coup de pied à un chat, et dix ans après il voit sa chère et tendre épouse tomber d’un balcon et mourir sous ses yeux (voir la « Némésis divine »). Pendant que je tournais Mystères de Lisbonne, j’ai souvent pensé à Linné : un jardin est un champ de bataille. Toute fleur est monstrueuse. Au ralenti, tout jardin est shakespearien. Si quelqu’un me demandait de résumer ma position par rapport au film Mystères de Lisbonne, je dirais qu’elle fut celle d’un jardinier.
« Un jardinier d’amour Arrose une rose puis s’en va. Un autre la cueille et en profite. Auquel des deux appartient-elle ? » 1
1: Jardinier d’amour, Compay Segundo.