Nos personnages sont désarmés face à leurs propres représentations, dans un
territoire qui semble ne plus respecter les conventions de la perception, mais qui malgré l'usage "défamiliarisant" qu'en fait Ruiz, reste la plupart du temps
réaliste. Là réside sans doute un point important qu'aborde ce film : la perception de la réalité dépend de nos représentations, de notre langage. La zone d'incertitude qui se dévoile dans le
territoire est celle des représentations qui agissent comme des filtres dans notre rapport aux choses, thème cher au cinéaste.
La force et l'étrangeté du film tiennent à ce que ce ne sont pas seulement les représentations
évoquées par l'histoire et les personnages - c'est -à-dire les représentations explicitées par les formes admises de ce
genre de film - mais plus fondamentalement, des représentations de
spectateur de cinéma, qui sont
convoquées dans le partage de cet espace cinématographique. Tout se joue dans la
valeur accordée à la distance vis-à-vis de la représentation (
sujet ruizien), qui ici s'intègre de manière inédite dans la trame du récit (là encore pensons à l'usage des filtres de couleur, mais aussi par exemple à l'image du crâne dans l'espace qui fait écho à l'os de
2001, Odyssée de l'espace). Ou en d'autres termes, à partir de quel moment et dans quelles conditions, une représentation cinématographique devient-elle reflexive ? A partir de quel moment le spectateur prend-il du recul vis-à-vis de ce qu'il voit ? Dans Le Territoire, ces frontières sont ténues, et c'est dans cette incertitude que le spectateur prend sa place. Il est l'un des personnages, qui tente de retrouver son chemin dans l'
espace cinématographié.
Le cinéma comme
constructeur d'espaces de représentation, mais aussi comme
mise en scène d'un espace narratif pertinent qui permet ce déplacement des limites et des frontières cinématographiques, se concrétise par le biais d'une conception du temps, une gestion de temporalités au sein du film, qui donnent corps si l'on peut dire, aux appréciations, évaluations de l'espace :
Eléments naturels et gestes sont contextualisées par différentes temporalités - possibles probables ou crédibles ou contradictoires.
La nature, filmée dans
cette durée - une temporalité sans véritable repère autre que le jour et la nuit - acquiert un caractère particulier qui nous emmène petit à petit vers un au-delà de l'histoire. On peut penser à Coppola, Malick ou Ichikawa : si Le Territoire n'est pas un film de guerre, il renvoie à un type de présence de la nature comparable à celle convoqué par ces auteurs dans certains de leurs films (
Apocalypse Now,
Les feux dans la plaine ou
La ligne rouge par exemple).
Le film renvoie au thème de l'humanité dépendante d'une nature qui la
dépasse, dans laquelle elle n'est qu'un
élément. Il convoque en nous des images
fantastico-ancestrales,
merveilleusement primitives (la peur de la nuit, l'étrangeté de la nature, etc.), privilégiant des degrés contradictoires de notre spectature à un récit dont la linéarité diégétique assure la tension dramatique chez d'autres cinéastes.
Cependant, l'homme (et son intériorité) privé de ses repères n'est pas seulement mis dans le film en opposition avec la nature, devant mener un combat contre les éléments : il devient
élément du territoire, mieux il
est celui par qui le territoire
advient. Ainsi, le thème du cannibalisme n'est-il pas un simple symptome narratif : la faim provoque une
fusion de l'homme avec la nature, une
incorporation de l'homme par l'espace. Peut-être le film réussit-il à induire un sentiment d'indifférenciation entre l'homme et son environnement.
Cela se produit dans une probable référence à Tarkovski, ou en tout cas une proximité : dans
Stalker, nous regardons le personnage qui contemple un espace qui renvoie à son intériorité : souvenons-nous du "
C'est plutôt sombre, hein professeur ?". Dans Le Territoire, le
Stalker est le spectateur qui affronte les contours de sa
conscience par
identification non pas à un personnage, mais à l'
espace même du film et donc à un cadre collectif. Le geste se transforme sous nos yeux en un retour vers ce qui a précédé l'h(H)istoire.
C'est cette
tension d'identification que Le Territoire met en scène et propose de dépasser dans l'acquisition par le spectateur d'une
conscience spatiale par le biais du cinéma. L'espace
dépouillé en partie de sa contemporanéité devient ainsi la matrice d'une réinvention de la perception et le film, la possible modélisation d'une communauté de représentation, une promesse constructive. Chez Ruiz, l'éclatement, la dispersion, la multiplication, sont souvent l'occasion d'un
retour à soi. Ici c'est dans la variation d'échelle de la perception du temps que se joue la recherche d'un
espace commun.
Le film peut plus classiquement être abordé comme une critique de la société dont les individus ont intériorisé les normes au point de ne plus pouvoir exister sans elles. Il ne se borne cependant pas aux conventions de genre(s) et propose une narration qui détourne les codes, là aussi en jouant avec la valeur de distanciation.
A un moment du film, un enfant se tient contre un cadavre pour se réchauffer. Cet incroyable moment de cinéma mêle les sentiments et sensations les plus opposés et les plus extrêmes. Il se déroule dans la pénombre. Seule une voix d'enfant, mais
nous sommes cet enfant, se fait entendre dans la nuit cosmique...
C'est souvent par là, par la voix, que Ruiz réussit à focaliser, à rassembler les différentes et contradictoires formes de distanciation en un point qui concentre le récit de ses rêves. A l'image du cri que l'on peut entendre dans
Combat d'amour en songe, autre film "portugais".